Avec son allure, son élégance et l’énergie qu’il déploie en scène pour coller au plus près des personnages qu’il fait vivre, Luca Pisaroni s’est imposé en quelques années parmi les meilleurs barytons-basses de notre temps. Véritable caméléon, aussi à l’aise à la scène en maître qu’en valet, il manie comme personne l’ambiguïté, faisant sien la plupart des héros mozartiens, tout en étant apprécié dans le répertoire baroque et rossinien, comme sa récente prise de rôle dans Maometto secondo le confirme. Paris, qui lui fait les yeux doux depuis plusieurs années, l’a déjà applaudi dans Figaro et Guglielmo au TCE, dans une envoûtante Passion selon saint Jean au Châtelet, la Bastille ayant eu la primeur de son Leporello mis en scène par Haneke. Deux ans après avoir chanté Figaro dans la mythique version Strehler, le voici une nouvelle fois la Bastille pour camper son premier Comte Almaviva en Europe. Rencontre avec un artiste en tout point singulier.

Vous voici de nouveau à Paris, à la Bastille, pour interpréter Le Nozze di Figaro, un opéra que vous chantez depuis de nombreuses années, mais la nouveauté est de taille puisque vous incarniez en 2010 Figaro, dans la mise en scène de Strehler(1), et vous êtes attendu cette fois dans le rôle du Comte que vous avez abordé à Houston.
Pour quelles raisons est-il naturel pour un baryton-basse comme vous, de passer de Figaro au Comte et qu’est-ce qui différencie ces deux rôles d’un point de vue théâtral et musical ?

Luca PISARONI : J’ai chanté Figaro, un personnage que j’aime énormément, près de 150 fois et le moment est venu pour moi de regarder ailleurs, de trouver de nouveaux horizons. Du point de vue dramatique, le Comte est plus intéressant que Figaro, très présent au 1er et au 4ème acte, tandis que le Comte occupe le plateau au 2ème et au 3ème, mais objectivement, ce qu’il a à faire, n’a rien de comparable avec la partition confiée à Figaro. Le fait de chanter le Comte est aussi un moyen d’envisager l’avenir sereinement et de voir se profiler Don Giovanni derrière Leporello, même si le rôle n’est pas encore inscrit sur mon planning, car je le redoute sur le plan scénique. Le Comte a toujours fait partie de mes rêves : pouvoir l’aborder aujourd’hui est idéal, car j’ai l’âge du rôle et je partage avec lui son énergie. Cet homme, comme Don Giovanni, ne parvient pas à se reposer, ne peut se résoudre au calme d’un foyer, ce qui l’empêche de trouver la paix. Il est donc sans cesse en mouvement, pour lutter contre la lassitude qui le guette à chaque instant et se plaît à chasser les jeunes femmes qui l’entourent pour se sentir vivant.

En 2010 vous interprétiez Figaro aux côtés de Ludovic Tézier, sous la direction de Philippe Jordan, dans le fameux spectacle de Strehler créé en 1973. Connaissiez-vous cette mise en scène avant de la jouer et dans quel état d’esprit étiez-vous avant de redonner vie à cette légende de la scène, dans un rôle où vous succédiez à tant d’interprètes connus comme Van Dam, Furlanetto, d’Arcangelo ou Finley ?

L. P : Je l’ai vue en 1994, à Milan je crois, avec Terfel, Frittoli, Keenlyside, Rost, ou Norberg-Schulz et Bacelli sous la direction de Muti, un souvenir fantastique ; j’ai adoré Terfel, un Figaro musicalement parfait et le spectacle, pour sa beauté visuelle et son intelligence. Selon moi ce qui est intéressant dans cette production supervisée par Humbert Camerlo, c’est que la structure de l’opéra a toujours été maintenue tout en étant adaptée à la personnalité de chaque interprète, sans doute comme l’aurait souhaité Strehler, qui n’aurait pas hésité à changer certains détails pour qu’ils répondent à chaque distribution. Je ne ressemble pas physiquement à José Van Dam car je mesure 25 cm de plus que lui et en 2010 j’ai vu comment Camerlo avait travaillé pour ne jamais perdre de vue l’ossature du spectacle initial tout en à l’accordant aux spécificités de chacun des nouveaux artistes réunis sur le plateau.

Mozart est incontestablement le compositeur le plus important pour votre carrière. Pourquoi sa musique convient-elle si bien à votre typologie vocale ?

L.P. : Pour moi Mozart est la quintessence du théâtre musical, dans sa plus parfaite et plus pure expression. Je considère la Trilogie Da Ponte comme une oeuvre extraordinaire, sans équivalent et par chance les personnages qui la constituent correspondent à ma personnalité. Le grand génie qui traverse ces opéras est tel qu’il offre à chaque lecture la possibilité de renouveler les interprétations à l’infini, notamment dans les récitatifs, qui permettent à tous les interprètes de trouver quelque chose de nouveau. C’est incroyable, exactement comme lorsque l’on se trouve face à une toile : il y a celles qui livrent toutes les informations au premier regard et celles dont vous parvenez à saisir encore un élément nouveau au bout de la centième fois. La musique de Mozart est une perpétuelle découverte.

Vous avez tout naturellement débuté en chantant Guglielmo, Publio, Papageno, Masetto, puis Leporello, Figaro précédant le Comte et sans doute Don Giovanni. Vous semblez très attentif au choix de vos rôles et à la progression de votre carrière. D’où vous vient cette connaissance ?

L.P. : Oh… je répète souvent cette sorte de maxime que j’ai fait mienne : « S’il est toujours bon de savoir ce que l’on peut faire, il est encore plus important de savoir ce que l’on ne peut pas faire… ». Je suis bercé par l’opéra depuis ma plus tendre enfance et j’ai pu suivre tant d’artistes évoluer de façon exemplaire …

Peut-on savoir qui en particulier ?

L.P. : Mirella Freni, qui a commencé avec Zerlina et Susanna et qui a terminé son ascension avec des rôles plus lourds comme Elisabetta, Tosca ou Fedora. Pour moi chanter certains rôles trop tôt est une aberration. Elle n’est pas la seule, Pavarotti a lui aussi débuté avec Bellini avant d’aborder Il Trovatore puis Otello. Renato Bruson est un contre-exemple, puisqu’il n’a pas hésité à inscrire Verdi très tôt à son répertoire. Je suis pourtant convaincu qu’il est préférable de mûrir, de patienter, d’avoir, comme Van Dam, l’intelligence de construire sa carrière pas à pas. Regardez cet artiste qui a toujours chanté avec sa voix, des rôles de basses ou de barytons qui correspondaient à sa tessiture et je vous mets au défi de me trouver des rôles dans lesquels il se soit fourvoyé ! Ce sont de vrais modèles pour moi qui veux chanter longtemps, car je ne sais rien faire d’autre. Je ne sais rien faire dans la vie qui me plaise autant. Je me rends compte que beaucoup de mes collègues perdent leur aigu, la couleur, la fraîcheur et je veux conserver ma voix intacte. Lorsque l’on me dit que ma voix est juvénile, je prends cela comme un vrai compliment, car j’entends bien parvenir à la pleine maturité de mon instrument avec une voix préservée.

Cet été vous avez interprété pour la première fois le rôle-titre de Maometto secondo de Rossini, à Santa Fe, un rôle de basse colorature très périlleux dans lequel vous aviez entendu Samuel Ramey en 1994 et avec lequel vous vous êtes entretenu, ainsi qu’avec Philipp Gossett qui présentait et dirigeait une nouvelle édition critique. Quel bilan dressez-vous de cette expérience qui semble annoncer de nouveaux espaces musicaux à découvrir ?

L.P. : Ahhhhhh… oui sans aucun doute ! Maometto est le rôle le plus difficile qu’il m’ait été donné de chanter à ce jour ; il m’a occupé pendant un an et demi. Je l’ai vu la première fois à la Scala avec Ramey en effet, en 1994 et quand je l’ai entendu dans « Duce di tanti eroi » je me souviens avoir dit à mon père qu’un jour je chanterai cet opéra. Maometto est avec Assur de Semiramide, le rôle le plus effrayant composé par Rossini, il représente un vrai défi et je dois avouer que j’ai été très heureux de pouvoir l’aborder à Santa Fe, même si, en raison de l’altitude, il était encore plus dur de lui rendre justice. La première semaine de répétition a été terrible car je manquais d’air après chaque phrase, mais heureusement tout s’est très vite arrangé. Je peux dire désormais que ce rôle me va, que je désire le reprendre et y revenir souvent, car les œuvres telles que Il Turco in Italia, L’Italiana in Algeri et La Cenerentola sont faites pour moi.

Votre prochain rôle sera pourtant celui d’Enrico VIII dans Anna Bolena de Donizetti, une partition écrite pour une basse et non un baryton. Vous montrez une grande prudence dans l’évolution de votre voix pour la préserver des moindres risques, cependant comment pouvez-vous être parfaitement sûr qu’un rôle vous convient ou pas, sans l’avoir testé, essayé en scène ?

L.P. : Pour moi le critère le plus important est la lecture attentive de la partition, car je ne suis pas de ceux qui acceptent un rôle et se rendent compte quelques mois plus tard que certains passages comportent des difficultés insurmontables. L’évolution de ma voix et les possibilités qui sont les miennes, me permettent de programmer sans me tromper mes emplois futurs. Si on me proposait un opéra de Verdi comme I Lombardi par exemple, je serais en mesure de chanter les notes, mais l’orchestre est plus grand que celui de Mozart, le poids vocal est différent et j’y laisserais des plumes. Chaque saison je me force à aborder un rôle plus compliqué, plus lourd, qui me pousse vers de nouveaux territoires. Je sais aujourd’hui que je ne chanterai plus d’œuvres baroques : après Radamisto que j’interpréterai en concert dans toute l’Europe en 2013, je mettrais un terme à ce répertoire dans lequel j’ai conscience que ma voix ne peut se développer comme je le souhaite. Je ne pourrais pas alterner les rôles et ne veux pas terminer ma carrière en chantant Rinaldo, mais des pièces de Verdi. Je souhaiterai me rapprocher de José Van Dam et travailler à ses côtés car le développement de sa voix est proprement extraordinaire et comme je trouve beaucoup de similitudes avec la mienne – ni baryton, ni basse – cela me paraît très intéressant. Je voudrais comme lui me confronter au Faust de La Damnation, chanter Les contes d’Hoffmann, Golaud, peut être… dans dix ans. Comme vous l’avez compris, je sais, et depuis longtemps, où je vais, même si j’écoute attentivement les conseils.

L’année 2013 est celle d’un double anniversaire, celui du bicentenaire de la naissance de Verdi et de Wagner : peut-on espérer vous retrouver dans un projet verdien, compositeur qui semble fait pour vous ?

L.P. : Oui, absolument, j’ai un projet avec mon beau-père, en Italie, à Bussetto pour être précis, nous chanterons des duos de Verdi, mais pas d’airs, (rires) parce que je suis né avec Verdi dans les oreilles, que je connais tout son répertoire et que j’ai un immense respect pour sa musique et pour ceux qui l’ont chantée avant moi. Je m’y mettrais le moment venu, quand je serai en mesure d’offrir quelque chose de valable, et surtout, je voudrais chanter Iago avant de mourir.

Vous ne faites plus mystère sur le fait que votre beau-père se nomme Thomas Hampson ; en fait la vie a voulu que vous interprétiez Masetto à Salzbourg en 2002, dirigé par Harnoncourt, dans lequel Hampson campait Don Giovanni. Aujourd’hui vous chantez ensemble comme à Heidelberg en avril dernier. Pouvez-vous me dire ce que vous avez appris de lui et admirez le plus ?

L.P. : Avant tout, la curiosité. Thomas est curieux, ouvert, s’intéresse à tout, est toujours en quête de nouveauté, ce qui est selon moi une attitude magnifique, qui oblige à chercher, à se dépasser. J’ai appris cela de lui. Il y en a tant d’autres…. non en vérité il y en a trois : la première est le registre haut, ses aigus, pour lui la musique doit refléter ce qu’il pense en tant que personnage et il ne conçoit pas qu’une note soit seulement belle. Le son qu’il produit doit transmettre le sentiment que le chanteur veut exprimer. La seconde, sa musicalité, qui est tout simplement désarmante, c’est « ennuyant un peu » (Luca Pisaroni passe alors au français) ; quand il chante Mahler, c’est incroyable et quand il chante Verdi, je t’assure, je connais très bien Macbeth, mais il y met des choses que je n’ai jamais entendues avant lui. Il me fait penser à Fischer-Dieskau, il possède cette capacité à surprendre l’auditeur qui pensait connaître l’œuvre qu’il est en train d’interpréter. Pour moi il est plus intéressant d’être perçu comme un artiste, que comme un instrument, aussi beau soit-il. (En italien) Thomas est hallucinant car il nous met toujours en face d’une interprétation originale, ce qui est pour moi divin. Enfin, le son est pour lui primordial et il m’a appris qu’avant de produire un son, il faut le former dans sa tête et c’est vrai 99 fois sur 100 ; si je pense au son que je veux obtenir avant de l’émettre, il sort comme je le souhaite.

Paris vous connait surtout comme interprète mozartien, mais vous chantez Rossini, Haendel, Gluck, Martin y Soler, Cavalli et Bach, comme cette Passion selon saint Jean imaginée par Bob Wilson au Châtelet en 2007. Quels souvenirs gardez-vous de ce spectacle et du travail très particulier réalisé avec ce metteur en scène ?

L.P. : J’ai adoré travailler avec lui, c’est une des choses les plus belles que j’aie faites. Je pensais qu’il serait difficile de comprendre son travail, mais une longue et méticuleuse période de préparation m’a appris à canaliser mon énergie, à me concentrer et à m’exprimer avec peu de gestes dans un espace limité. La gestuelle codifiée, l’esthétique et les lumières qui nous sculptent, nous aident à devenir des êtres signifiants ; j’ai gardé un souvenir ému de la première scène où le choeur avançait du fond du plateau : je suis resté pétrifié. Pour moi le travail réalisé avec Wilson est proche de celui que nous sommes amenés à faire en récital, où nous devons économiser le moindre de nos gestes pour pouvoir surprendre l’auditoire à certains moments. J’aime rester statique en scène, je trouve cela plus beau, alors que bouger tout le temps et dans tous les sens est beaucoup plus facile.

En règle générale, avez-vous le sentiment d’avancer dans la connaissance d’un personnage plus rapidement, plus profondément, grâce à la mise en scène, c’est-à-dire par le jeu, le théâtre, ou bien grâce à la direction d’orchestre et à l’interprétation musicale donnée par un chef ?

L.P. : Je pense que les deux éléments devraient être réunis pour nous permettre de progresser, mais il est rare de disposer d’un metteur en scène et d’un chef qui partagent les mêmes conceptions. Pour moi la production idéale est celle où les motivations théâtrales s’appuient sur la musique pour lui faire dire des choses, alors que la plupart du temps la musique semble défendre une interprétation et la mise en scène une autre. Je me sens avant tout homme de théâtre et les idées que je défends m’amèneront toujours à sacrifier la beauté d’une note, s’il ne peut en être autrement d’un point de vue dramatique. Le public est plus intéressé par une expérience théâtrale que par une leçon de chant, je l’ai découvert très tôt, avant d’être interprète moi-même ; je me souviens, enfant, avoir assisté à une représentation d’Otello avec Domingo. Lorsqu’il est apparu pour lancer son « Esultate », il lui a suffi d’exécuter un geste pour que la salle entière pousse un cri, comme écrasée. Je ne sais pas comment cela était possible, c’est certainement ce que l’on nomme le charisme, l’aura. On peut trouver des chanteurs parfaits, mais peu intéressants sur le plan scénique, on peut discuter des jours entiers sur la voix de Maria Callas, pinailler sur sa technique, mais il lui suffit d’ouvrir la bouche pour que tout à coup l’on reste coi, médusé. Pour ce qui me concerne, j’aimerai que le public se souvienne de moi d’abord comme acteur, même si j’essaie bien sur d’être également une voix. J’ai compris tout ça en parlant avec Thomas Hampson et en écoutant un vieux live de Don Carlo avec Boris Christoff, capté à Parme en 1982, dans lequel il ne chante plus, il parle plus exactement, mais c’est divin, je dirais même qu’il s’agit du plus beau Philippe II qui soit, tout simplement parce qu’il est le personnage. Le public adore ça car il est captivé et oublie alors les défauts.

Vous possédez votre propre site internet, ainsi qu’une page Facebook. Pourquoi est-il devenu si important de se montrer, de dévoiler chaque jour une part de son intimité, comme le font tant de personnes à travers le monde ?

L.P. : Ok… pour deux raisons, la première, par ce que je veux montrer qu’un chanteur d’opéra peut être « cool » et que son métier ne s’adresse pas à une élite, mais à tout le monde. Je veux faire passer ce message qui me semble primordial ; il faut briser le mythe de l’opéra et des chanteurs qui vivent dans leur bulle. L’opéra fait encore peur et je désire montrer que nous sommes jeunes, minces, sportifs, que l’on aime les animaux et que l’on sort quand il pleut. Cette chose me plaît et si par ce biais certaines personnes peuvent découvrir l’art lyrique, j’aurais atteint mon but, car je suis persuadé que l’opéra aide à former l’être humain. La seconde est toute simple, pour faire ma promotion et rejoindre un public plus vaste! C’est la vérité. Je sais que le public aime suivre les artistes. Il est souvent bien plus passionnant de montrer de quelle manière se prépare un spectacle, grâce aux répétitions, que de montrer les photos de celui-ci une fois terminé ; je poste parfois des photos de la production sur laquelle j’ai travaillé et n’ai que quelques centaines de retours. En revanche il m’arrive de mettre une photo d’un essayage de costumes et alors là je fais le buzz et 3000 internautes me font savoir qu’ils ont trouvé cela génial… Attention, je ne passe pas mon temps sur internet, mais j’avoue qu’il ne me déplaît pas de partager des articles ou de glisser quelques vidéos de mes chiens, c’est très amusant. On peut facilement devenir esclave, mais ce n’est pas mon cas et quoiqu’il arrive je préfère donner rendez-vous à des gens au café pour échanger, plutôt que de rester derrière un ordinateur.
Propos recueillis et traduits de l’italien par François Lesueur, le 6 septembre 2012.