Luca Pisaroni nous reçoit la veille de sa dernière représentation des Noces de Figaro à l’Opéra Bastille dans lequel il interprète le Comte Almaviva. Entouré du dynamique Tristan et du calme Lenny, ses deux chiens affectueux, il nous parle bien sûr de ce rôle, mais aussi du monstre Caliban à l’occasion de la sortie en DVD chez Virgin Classics de The Enchanted Island qu’il a joué en 2012 sur la scène du Metropolitan Opera…

Luca Pisaroni revient à Paris le 28 novembre pour un récital à l’Amphithéâtre Bastille. Dans cet entretien, nous abordons avec lui le programme qu’il interprétera, accompagné de Justus Zeyen.

Tutti-magazine : Demain est votre dernière représentation des Noces de Figaro à l’Opéra Bastille. Quel est votre état d’esprit après 10 représentations ?


Luca Pisaroni : 
Il est toujours difficile de quitter une production, en particulier celle de Giorgio Strehler que j’aime beaucoup malgré son côté daté, lorsqu’on éprouve tant de bonheur à faire de la musique avec un chef d’orchestre comme Evelino Pidò et des collègues chanteurs comme ceux réunis ici. De plus, je m’en vais avant les trois dernières représentations pour enchaîner avec Anna Bolena à Vienne. Partir lorsque tout le monde reste, c’est la pire des situations. Une chanson de Tosti dit “partir, c’est mourir un peu”, et je vous assure que c’est vrai lorsqu’on laisse derrière soi une production que l’on apprécie beaucoup.

Vous jouez Almaviva face au Figaro d’Alex Esposito. Il y a 2 ans, vous étiez Figaro dans cette même production de Strehler. Pensez-vous aujourd’hui jouer le Comte que votre Figaro aurait aimé trouver en face de lui ?

Lorsque j’ai étudié le rôle d’Almaviva, je me souviens l’avoir envisagé à partir du point de vue de mon Figaro, et je pense que la manière dont je compose le personnage du Comte est sans doute le fruit de l’expérience acquise auprès des très nombreux Figaro que j’ai interprétés. Je suis certain que ma compréhension du Comte est l’aboutissement des cent cinquante Figaro que j’ai chantés, et j’espère que ce Comte convient à Alex. Figaro doit, en effet, pouvoir rire de moi et exprimer de multiples réactions dans nos face à face. Ce que transmet un chanteur aux autres chanteurs est absolument primordial. Dans Les Noces, ce partage est indispensable pour nourrir la relation entre Almaviva, Figaro, la Comtesse et Susanna.

Lorsqu’on interprète successivement deux rôles dans un même opéra, est-il aisé de faire abstraction du rôle que l’on connaît mais que l’on ne chante pas ?

En fait, oui. Lorsque j’ai fait mes débuts à Salzbourg en 2002 dans le rôle de Masetto, le metteur en scène de Don Giovanni, Martin Kusej, m’a dit une chose qui a quasiment changé ma façon de travailler et de jouer : “La grande majorité des chanteurs anticipent ce qui va venir alors que le plus important est l’instant présent !”. Depuis je pense me situer toujours dans cet instant et parvenir à m’exprimer comme si les phrases étaient créées au même moment. Je ne prémédite pas plus la réponse d’un autre rôle dans un duo ou un trio. Face à la Comtesse, je recueille ses mots comme si je ne les avais jamais entendus. De plus, je crois que le public prend plus de plaisir à assister à une représentation où la spontanéité des réactions prévaut sur le prévisible.

Lorsque nous avons rencontré Alex Esposito, il nous a confié que, pour lui, Figaro était un archétype plus ou moins immuable et que les metteurs en scène s’intéressaient davantage au Comte et à la Comtesse. Qu’en pensez-vous ?

C’est sans doute vrai. Mais, pour autant, un Figaro ne ressemble pas nécessairement à un autre. Je me souviens de la production de Claus Guth à Salzbourg, révolutionnaire à plus d’un titre. J’étais choqué lorsque j’ai commencé les répétitions parce que le concept était très différent de ce à quoi je m’attendais. Susanna était amoureuse du Comte, mon Figaro était plongé dans son propre univers… Lorsque j’ai joué Les Noces en 2006 à Amsterdam, Figaro était l’adjoint d’un propriétaire d’une marque de voitures de luxe… Il y a en fait bien des manières d’aborder ce rôle, même s’il porte en lui un certain nombre de constantes, comme de représenter le maître de cérémonie. Cet emploi est, du reste, loin d’être simple car Figaro bouge beaucoup afin de donner l’impression qu’il opère un contrôle sur les situations, alors que le pouvoir est dans les mains du Comte, puis dans celles de la Comtesse. Le Comte est en général plus intéressant que Figaro, en particulier pour son évolution dans les 2e et 3e actes. Après être rentré tant de fois dans le costume de Figaro, j’éprouve un réel plaisir à chanter ce rôle car il contient tout et il est génialement écrit.

Vous avez parlé de l’extraordinaire acoustique de Glyndebourne, vous chantez actuellement à l’Opéra Bastille et vous êtes un habitué du Met. Pensez-vous que votre façon de chanter est différente sur ces différentes scènes ?

Je pense que ma manière de chanter varie peu en fonction des salles. Bien sûr, les énormes salles du Met ou de l’Opéra Bastille demandent un peu plus de son pour que l’ensemble du public puisse vous entendre. Mais, surtout, j’apprécie beaucoup la proximité d’une salle qui respire avec le chant, qui vit avec la scène. Il devient alors plus simple de jouer sur les couleurs et de capter l’attention des spectateurs. À l’Opéra Bastille, je m’efforce également de façonner des couleurs qui, peut-être, ne franchissent pas toujours la rampe. Quoi qu’il en soit, c’est plus intéressant que de tout chanter mezzo-forte.

Pour rester dans les couleurs, le chef Ottavio Dantone dit apprécier vos récitatifs dans Rinaldo. Pouvez-nous expliquer votre attachement à cette forme d’écriture ?

Le compliment d’Ottavio me touche beaucoup, car les récitatifs sont pour moi une source extraordinaire d’expression. C’est Harnoncourt, en 2002, qui m’a sensibilisé à cela. Je chantais alors Masetto… Certains pensent que les récitatifs doivent être rapides pour éviter l’ennui mais, pour moi, ils permettent réellement de définir un personnage comme un peintre avec ses couleurs. Pour certains rôles comme celui du Comte, de Don Giovanni ou de Leporello, les récitatifs véhiculent l’essence des personnages et je suis persuadé que le public s’intéresse à ce contenu théâtral. J’envisage le récitatif comme une conversation, et je n’aime pas lorsqu’il est trop “chanté”.

Travaillez-vous en particulier les récitatifs avec le musicien qui assure le continuo ?

Oui, bien sûr, car je tiens à parvenir à un dialogue entre la voix et l’instrument. Ce travail permet aussi de mettre au point certaines nuances qui apporteront de la vie au texte. J’adore les moments où le musicien ponctue ce que je dis, par exemple avec un accord plaqué. Parvenir à cette interaction est passionnant, c’est même peut-être la phase des répétitions que je considère la plus importante.

Pensez-vous que, au long des 10 représentations des Noces à l’Opéra Bastille, les récitatifs ont évolué ?

Absolument, et en particulier à l’Acte II. De nombreux Comtes entrent en scène déjà très remontés. Personnellement, je préfère arriver serein pour développer ensuite la colère. Sans cette évolution du sentiment, le rôle est enfermé dans une posture qui le limite. De plus, le Comte détient le pouvoir et n’a donc ni à hurler ni à courir constamment. Cet acte est un peu comme une partie d’échecs pour lui, et les récitatifs accompagnent son jeu. Ce personnage est en fait très fin, mais pas vraiment intelligent. Au final, bien sûr, tout le monde se montre plus subtil que lui…

Chantez-vous de la même façon avec un accompagnement baroque et un accompagnement moderne ?

J’ai chanté Rinaldo à Glyndebourne avec un orchestre baroque, et j’ai repris le rôle d’Argante quelques mois plus tard à Chicago avec un orchestre moderne. Le demi-ton de différence est très important pour la voix, en particulier dans un air comme “Sibillar gli angui d’Aletto” à l’Acte I. Je ne suis pas un spécialiste du Baroque et je ne pense pas le chanter très différemment. Le son baroque est peut-être un peu plus chaud. Si je rapporte cela à des valeurs de couleurs de lumière, l’orchestre moderne diffuserait une lumière blanche, et l’orchestre baroque, une lumière plus jaune.

Dans les bonus du Blu-ray Rinaldo enregistré à Glyndebourne, vous dites qu’il est toujours agréable d’être le méchant. Que voulez-vous dire par là ? Le Comte est-il un méchant ?

Non, pas vraiment, quoique… un peu ! Son mariage l’ennuie et il a besoin de se sentir vivant. Bref, s’il n’est pas vraiment méchant il est pour le moins colérique. Mais on ne peut tout de même pas le classer dans la même catégorie que Scarpia, Maometto ou Iago. Plus largement je suis persuadé qu’à chaque rôle de méchant correspond une forme de finesse. Chez Scarpia, Iago et Mephistopheles, cette finesse devient même une élégance, une noblesse, qui sont délectables à jouer. La galanterie et la courtoisie associées à la méchanceté créent un cocktail passionnant à défendre, en tout cas bien plus qu’un affreux qui vocifère à longueur de temps.

Vous avez décrit en 2009 le rôle d’Hercule comme symbolisant vos limites en tant qu’acteur. Pensez-vous les avoir encore dépassées avec le rôle de Caliban dans The Enchanted Island au Met ?

Ercole amante est sans doute une des productions les plus amusantes auxquelles j’ai participé. Cet opéra de Cavalli n’est pas un chef-d’œuvre, mais jouer cet Hercule comme le metteur en scène David Alden l’a voulu était vraiment jubilatoire. Cette expérience a été aussi la plus difficile à laquelle j’ai jamais été confronté car je me retrouvais comme mort d’épuisement à chaque entracte. Je ne pouvais pas respirer sous le costume et les chaussures infernales que je portais étaient un calvaire. Alors, quand le Metropolitan Opera m’a montré des dessins du rôle qui m’attendait, je me suis dit : “Ooooooh !”

Comment avez-vous abordé les répétitions pour ce rôle de monstre ?

J’ai d’abord tenté d’être le plus normal possible dans l’attente de savoir comment le personnage de Caliban allait évoluer. L’œuvre était une création, qui plus est en anglais, et tous les chanteurs étaient dans l’expectative. Avec Joyce DiDonato nous étions comme paralysés, et nous faisions le minimum en attendant de savoir comment diriger nos personnages. Puis, lorsque je me suis retrouvé à la première répétition avec costume, j’ai réalisé que je ne pouvais pas rester sur la réserve. Ce costume était incroyable au sens propre et je devais me mettre au diapason, à savoir ne pas rester distant mais lui apporter quelque chose. Cela a été difficile, plus que pour Hercule, mais c’était aussi une joie. Car Caliban opère un voyage sur la durée de l’opéra : de sa condition de monstre exposée au début de l’œuvre, il devient amoureux avant d’être empli de rage et de se retrouver face à une mère qui réalise l’inefficacité de son pouvoir magique sur l’amour que porte son fils à Helena.

Vous voulez parler de l’air très émouvant que chante Sycorax à l’Acte II…

Lorsque Joyce a chanté son dernier air, “Hearts that love can all be broken”, nous sommes tous restés sans voix tant elle l’interprète à la perfection. Pour elle, cet air était un duo quand bien même Caliban reste muet. C’est un monstre, certes, mais il éprouve une souffrance humaine et ses réactions dialoguent en quelque sorte avec le chant de Sycorax. Lorsque nous avons joué cette scène sur le plateau du Met, j’ai pu voir la salle en larmes. C’est du reste la force de la mise en scène de Phelim McDermott pour The Enchanted Island : tout se déroule dans une jolie atmosphère, c’est drôle, et tout à coup on prend un coup dans l’estomac au moment où l’on s’y attend le moins. C’est ce que j’aime dans cette production.

Vous parvenez avec Joyce DiDonato à une osmose rare. Comment vous avez travaillé ensemble pour aboutir à cet équilibre ?

Au départ, Phelim McDermott nous a proposé des exercices destinés à nous apporter une certaine liberté, ce qui nous a sans aucun doute aidé. Lorsque nous avons commencé à travailler, comme je vous l’ai dit, nous étions bloqués. Mais, ensuite, cette relation est née naturellement, avec la bonne énergie. Puis, de répétition en répétition, la scène s’est construite jusqu’à la première, puis à la diffusion HD Live dans les salles de cinéma. De nombreuses personnes nous ont dit que c’était la plus belle scène de l’opéra. La première fois que Joyce et moi avons joué cette scène devant un public, j’ai pleuré comme jamais dans ma vie. En règle générale, je pense que le public doit pleurer, mais certainement pas moi ! Le chant de Joyce était si chargé en émotion que les larmes de Caliban sont devenues les miennes. Puis Joyce s’est mise aussi à pleurer… Il est très difficile de définir un tel moment car il est unique. En revanche je peux vous dire que j’adore travailler avec Joyce car, se retrouver face à une artiste de ce calibre pousse à se hisser au plus proche possible du niveau où elle se tient.

Lorsque nous avons rencontré Danielle de Niese en juin 2011, pendant la préparation de The Enchanted Island, elle a évoqué la façon dont les airs avaient été sélectionnés pour le personnage d’Ariel. Quelles ont été les différentes étapes de votre travail sur cette création ?

Tout s’est fort bien déroulé. J’ai tout d’abord rencontré le concepteur de la musique, Jeremy Sams, qui m’a demandé quels airs j’aimais. J’ai eu ensuite accès à l’histoire, que j’ai trouvée parfaite, et je me suis retrouvé avec un matériel qui me plaisait beaucoup car très complet. J’entends par là qu’il me permettait d’exprimer toutes les facettes de mon personnage au fil de l’œuvre, ce que j’apprécie particulièrement. Avec le livret de The Enchanted Island, j’étais comblé.

Comment considérez-vous le résultat final : The Enchanted Island est-il un pastiche baroque ou un opéra d’aujourd’hui ?

La réponse est loin d’être évidente. Je pourrais définir cette œuvre comme un opéra baroque très moderne. Quant à la mise en scène, c’est sans doute la plus belle production à laquelle j’ai participé de toute ma carrière. Les costumes étaient bien sûr magnifiques, mais tout le reste était au diapason, des décors aux lumières en passant par les projections. Par de nombreux aspects, c’est un peu un retour au XVIIIe siècle et à la manière qu’avait Haëndel de recycler ses propres pièces pour construire de nouvelles œuvres.

The Enchanted Island sort en DVD chez Virgin Classics, mais pensez-vous qu’il pourrait être monté sur une autre scène que celle du Met ?

Je ne pense pas. Le Met le reprendra lors de sa saison de 2014 car le public a adoré. Mais la scène new-yorkaise à ses particularités. Tout d’abord, la salle du Met est trop grande pour accueillir un opéra baroque tel qu’on le conçoit habituellement. Ensuite, le texte de The Enchanted Island a été écrit en anglais pour s’adresser à un public particulier qui ne peut pas être comparé à l’amateur européen et en particulier français. Vous avez en France le Concert d’Astrée et Christophe Rousset, vous connaissez Haëndel, Gluck et Cavalli. Votre culture est différente de celle des Américains. Ce projet permet de sensibiliser ce public à la musique Baroque et lui montrer qu’elle peut-être séduisante.

La diffusion en HD Live dans les cinémas du monde entier a tout de même permis à The Enchanted Island de largement dépasser les frontières américaines…

Bien sûr, mais ailleurs, The Enchanted Island a été jugé “divertissant”. Il est vrai qu’il est difficile de comparer ce pastiche qui rassemble des musiques de Haëndel, Vivaldi, Rameau ou Campra, soit des styles différents, avec l’œuvre d’un compositeur unique qui distribue les airs des personnages avec un sens aigu de la progression. Ceci dit, si je doute que ce pastiche moderne puisse faire des émules, j’ai vraiment aimé participer à cette expérience.

Le 28 novembre, vous présenterez un récital à l’Amphithéâtre Bastille. Quelle est votre approche de ce mode d’expression ?

La récital est une des formes d’expression que je préfère. Se retrouver seul avec un piano et le public crée en moi une intense satisfaction. Cette configuration me permet de pousser les limites au maximum car il n’y a ni mise en scène ni orchestre, et les gens sont à 3 mètres de moi… C’est l’occasion de tenter des choses, d’essayer, quitte à se tromper, de faire des nuances extrêmes impossibles à produire avec un orchestre qui joue fort ou face à une cantatrice qui a une grande voix. C’est sans doute aussi ce qu’il y a de plus excitant pour un chanteur…

Pouvez-vous nous parler du programme que vous allez interpréter ?

Je vais proposer un programme que j’ai déjà chanté en Amérique mais aussi en Europe. Je proposerai en première partie les Mélodies sur des poèmes de Pietro Metastasio de Schubert, ainsi que des airs de Meyerbeer et de Rossini. La seconde partie sera consacrée aux Tre Sonetti di Petrarca et à des lieder de Liszt. J’adore ce programme qui est un peu construit comme une trajectoire qui commence avec la musique envisagée comme un divertissement, pour finir sur un mode plus sérieux avec Liszt, qui est un de mes compositeurs préférés. De plus on entend peu de barytons-basses chanter les Sonnets de Pétrarque. Le thème de ce récital rejoint en quelque sorte les soirées musicales de Rossini.

Que pouvez-vous dire sur votre collaboration avec le pianiste Justus Zeyen qui vous accompagnera ?

Pour moi, collaborer avec un pianiste n’est pas facile car on doit parvenir à une entente et, en fin de compte, parler la même langue musicale. J’ai eu l’occasion de beaucoup travailler avec Justus car nous avons enregistré un programme de lieder ensemble, très proche de celui que je vais chanter en novembre à Paris. Je trouve notre duo bien assorti dans la mesure où nous parvenons à nous passer de paroles pour travailler ensemble. C’est capital pour un récital car, devant un public, l’énergie qui circule dans la salle est susceptible de changer la donne et il faut pouvoir s’adapter. Je sais que si je change une intention, une couleur ou un tempo, Justus me suivra. Je ne le connais pas depuis très longtemps mais le travail sur l’enregistrement nous a rapprochés. Plus qu’une collaboration, je pense d’ailleurs que le mot “dialogue” est plus adapté.

Travaillez-vous la mise en scène de vos récitals ?

Pas à proprement parler mais je m’applique à raconter une histoire pour chaque lied. Chaque lied est un mini-opéra et je souligne pour le public ce que je lui conte. Mais je ne travaille pas de mise en scène. Être le plus naturel possible me semble être le mieux.

Dans les bonus de Ercole Amante de Cavalli, vous vous définissez comme un “malade d’e-mails”. Quelle importance ont les nouveaux médias de communication dans votre vie et dans votre carrière ?

Deux choses me semblent importantes : tout d’abord, le public a envie de savoir ce qui se passe dans la vie d’un chanteur et, plus intéressant, il est maintenant possible de communiquer sur les répétitions et sur ce qui se passe derrière le rideau. Aujourd’hui encore, cet aspect de la vie d’un chanteur appartient au mythe, or je pense qu’il est important de montrer qu’il ne s’agit pas de magie mais d’un vrai travail. J’aime présenter mon côté “normal”, que j’ai des chiens, que je peux fort bien parler le jour d’une première ou de n’importe quelle autre représentation sans me murer dans un silence suspect. J’aime aussi cette idée de montrer que l’opéra, c’est “cool”, que la musique peut être magnifique. J’espère sensibiliser les gens à cela. Pour beaucoup, l’opéra est considéré comme statique ! Pourtant, assister à une représentation dans un théâtre avec des chanteurs qui se font entendre sans micro, c’est magique !

Comment est né votre amour pour l’opéra ?

J’avais 8 ans lorsque j’ai réalisé que la musique était une langue que je comprenais. Je n’avais pas beaucoup d’amis et aimer l’opéra me rendait différent. L’opéra était en fait mon meilleur ami. À cette époque j’étais un malade de Verdi. Il faut dire aussi que j’ai grandi à Busseto qui ne connaît que Verdi, Puccini et le vérisme. Je me souviens que j’écoutais “Ella giammai m’amo!” de Don Carlo par Boris Christoff et que j’étais déjà hypnotisé par la manière qu’il avait de produire un son. J’étais déjà sensible aux couleurs d’une voix…

Que pensez-vous des retransmissions live d’opéras dans les salles de cinémas ?

C’est une très bonne chose, car elles permettent à un nombre considérable de personnes de voir un spectacle. Après avoir chanté Leporello dans Don Giovanni au Met le 29 octobre 2011, j’ai appris que 350.000 spectateurs avaient vu l’opéra, c’est-à-dire le public que je suis susceptible de toucher en une année d’activité. Mais ce n’est pas la même chose qu’une représentation live. Quelle que soit la qualité des images et du son, rien ne peut être comparable à l’expérience d’un opéra vu dans un théâtre, qui représente en outre une expérience communautaire, car l’énergie du public dans une salle influe sur une représentation. Lorsque j’ai assisté à des représentations avec Pavarotti, je me souviens parfaitement de plusieurs milliers de personnes retenir leur souffle en même temps. C’était incroyable, comme d’entendre une voix remplir une salle. C’est ça la magie de l’opéra !

Être filmé pour un aussi grands nombre de spectateurs représente-t-il une pression supplémentaire ?

J’évite d’y penser, sans quoi… Imaginez en plus qu’au Met, la représentation filmée débute à 13h00 afin que la diffusion tombe en soirée en Europe, ce qui est tôt pour un chanteur. Don Giovanni était ma première captation live au Met et je me suis mis en condition pour me divertir, comme Leporello… Il y a toutefois une chose très importante à retenir lorsqu’on est filmé : la moindre expression du visage, le moindre geste de la main sera capté par la caméra. Je trouve extraordinaire de pouvoir ainsi reproduire le moindre détail du jeu d’un chanteur.

Adaptez-vous votre jeu en fonction de la caméra ?

Non. Mais pour autant je sais que si je fais un geste assez subtil, à partir du 15e rang, les spectateurs du Met ne le verront pas, alors que la caméra, oui. Ceci dit, il y a toujours une captation réalisée avant la diffusion en HD Live, et je la visionne car je déteste être pris en flagrant délit de regarder le chef d’orchestre. Pourtant, à certains moment, il est impossible de faire autrement. Mais si le public me voit détourner le regard vers la fosse, cela interfère avec l’expression du personnage et coupe la réalité que j’essaye de lui apporter. Pour Don Giovanni, après avoir regardé les images de la répétition, j’ai changé quelque peu la position que je prends au côté d’Elvira, qui était chantée par Barbara Frittoli, afin de pouvoir observer le chef sans être vu.

Votre planning d’opéras et de concerts est particulièrement rempli pour les mois à venir. Quelles seront vos priorités dans les années qui viennent ?

J’ai légèrement modifié ma façon de gérer mon calendrier car, auparavant 95 % de mon activité était consacrée à l’opéra. Aujourd’hui, je souhaite consacrer plus de temps au récital et au concert. Par concert, je n’entends pas des galas, mais de chanter des œuvres comme La Passion selon Saint-Matthieu, les Requiem de Brahms et de Mozart. Quant au récital, il me permet de grandir en tant que musicien mais aussi en tant qu’acteur. Le récital m’a beaucoup appris sur le plan de ma propre relation avec le public, mais aussi à communiquer avec lui par une économie de moyens, un geste, un regard. En outre, j’adore le répertoire. Le récital et le concert me permettent en fait tout simplement de faire de la musique…
L’opéra m’a souvent placé dans des situations où la puissance de la voix prime sur le reste, des situations où il faut se battre avec l’orchestre, avec la mise en scène ou des collègues qui, pour un duo, préfèrent chanter mezzo-forte quand je préférerais m’exprimer piano. L’opéra est une succession de compromis. En concert j’aime cette sensation de servir la musique…
Bien sûr je ne renie absolument pas l’opéra et je prévois d’aborder un certain nombre de rôles dans les années qui viennent. Par exemple, j’aimerais poursuivre mon incursion dans Rossini, chanter le répertoire français. Mon premier Faust est prévu dans 4 ans. Le temps est nécessaire à certains rôles pour atteindre la maturité nécessaire comme chanteur et comme artiste. Il y a un répertoire pour chaque âge. On ne chante pas à 35 ans ce que l’on chantera à 45 ans. Les grands chanteurs suivaient une trajectoire qui leur permettait d’être prêts pour un répertoire le moment venu. La clé d’une carrière bien menée, du reste, est naturellement de se connaître soi-même afin de savoir reconnaître que le moment est venu pour aborder telle ou telle œuvre.

Vous travaillez en particulier avec un professeur ?

J’ai un professeur de chant et je travaille avec un certain nombre de pianistes qui connaissent bien la voix, mais aussi avec José Van Dam. Je suis curieux et j’aime cette idée qu’il y a toujours quelque chose en devenir. J’aime expérimenter. N’est-ce pas un beau programme pour un chanteur ?

Propos recueillis par Tutti-magazine

Le 12 octobre 2012