« Je chante pour moi-même » : rencontre avec Luca Pisaroni
Luca Pisaroni n’est pas un jeune chanteur.
Certes, né en 1975, il n’est en carrière que depuis un peu plus de dix ans.
Certes, sa voix n’a pas encore la maturité requise pour aborder les grands rôles de basse-baryton.
Certes, il n’a pas chanté tous les répertoires sur toutes les scènes du monde.
Mais il fait partie de ces trop rares artistes qui n’ont pas besoin d’être vieux ni d’avoir tout vu pour savoir et comprendre. Pisaroni sait et comprend ce que bien d’autres mettent des décennies à savoir et comprendre ; ou ne sauront et ne comprendront jamais.
Depuis des années, depuis l’enfance peut-être, il a pris conscience de l’identité de son instrument vocal, du développement possible de son parcours artistique, de ses racines culturelles, et de ses modèles. Cette lucidité trace un chemin.
Ce chemin n’est pas un plan de carrière. Il ne raisonne pas comme font certains artistes, estimant qu’il faut avoir chanté à Vienne à trente ans, à La Scala à trente-cinq et au Met à quarante. Sa quête n’est ni de reconnaissance ni de notoriété. Elle est de fidélité à soi-même et au cap fixé.
Alors, on s’étonne de découvrir un chanteur qui s’attache à passer au rythme qu’il a décidé les jalons qu’il s’est à lui-même fixés. Sa carrière obéit à ce rythme, à aucun autre.
Ces dernières semaines sortait un DVD captant son Figaro dans la reprise de la production Strehler à l’Opéra de Paris. Mais c’est en Comte qu’il se voit désormais ; c’est en Comte seulement qu’on le verra après 2015. Le Comte ouvre la voie vers Don Giovanni. Bientôt, il ne sera plus le serviteur, mais le maître. Déjà l’enregistrement à peine paru chez Deutsche Grammophon fait entendre dans son Leporello le métal et les couleurs du séducteur, bien plus que la gouaille du valet.
Changer de rôle, c’est bien. Enrichir son répertoire, c’est intéressant. Dans le cas de Luca Pisaroni, il y a davantage : passer des maîtres aux valets oblige à changer de ton et de ligne. C’est aller le chant noble, vers la ligne châtiée. Là est son avenir, et son identité profonde.
Chanter noble, ce n’est pas seulement chanter beau et chanter bien. Chanter noble, c’est exprimer par la ligne de chant plus que par l’effet, c’est intégrer l’accent et le caractère dans un legato tenu, maîtrisé. C’est aussi trouver les couleurs dans l’articulation, dans le secret des mots, exister par la densité et non par l’expansion, communiquer par l’intensité et non par le volume. On se souvient de la grande consigne donnée à Elisabeth Schwarzkopf par son professeur Maria Ivogün : « Sois noble ». Tout cela peut paraître évident, mais c’est le plus difficile. On ne le trouve pas sans une quête inlassable.
Luca Pisaroni n’a de cesse de chercher en lui ce qui n’est qu’à lui ; de reconnaître ce qu’il sait être là, mais qui parfois s’enfuit. Il traque les moments où il se contente de faire du son. Il tente d’éradiquer tout ce qui est encore imprégné du modèle de certains grands anciens – Samuel Ramey, par exemple. Ainsi, il faut avoir l’humilité de se faire entendre, et la prudence de ne pas se fier à trop d’avis. Aujourd’hui, Pisaroni ne fait confiance qu’à très peu d’oreilles. D’abord, à ses professeurs, notamment Magreet Honig, mais aussi à deux inspirateurs : Thomas Hampson et José Van Dam.
Le premier, rencontré à Salzbourg sur la production de Don Giovanni à Salzbourg en 2002, est devenu son beau-père. Pisaroni n’a pas assez de mots pour décrire sa dette envers Hampson – technique, intellectuelle, professionnelle, affective –, ni son admiration.
Quant à José Van Dam, il s’est vite imposé comme un modèle absolu pour Pisaroni. Prenant son courage à deux mains, il a pris contact avec lui, est allé le voir, a chanté pour lui. Aujourd’hui, José Van Dam le suit et le conseille.
Hampson, Van Dam : de qui d’autre apprendre ce qu’est la grande ligne de chant, la haute tradition de l’expression noble, l’exigence absolue du musicien-chanteur ? Par eux, Pisaroni touche à des mondes que son âge ne lui a pas permis de connaître. Par Hampson, il touche à Lotte Lehmann, Martial Singher, Leonard Bernstein, Elisabeth Schwarzkopf. Par Van Dam, il touche à la grande école allemande et central-européenne, à Karajan, Solti.
Pisaroni, italien du Nord, a grandi a Busseto, terre verdienne. Il a entendu, dès l’enfance, Bergonzi. Mais par ses maîtres, il plonge ses racines dans l’esprit de la Mitteleuropa. C’est là que consonnent ses goûts et sa recherche. Son Mozart n’est pas italien. Les efforts de Muti pour faire de Mozart un compositeur napolitain le laissent froid. Son grand choc mozartien ? Harnoncourt. Pertinence de l’accent, profondeur de la réflexion sur le son, sur le drame, sur la rhétorique musicale : voilà où Pisaroni se laisse emmener. Non que tout lui plaise : mais tout le convainc. Ecoutez l’intelligence de ses récitatifs, vous entendrez l’effet Harnoncourt. De tels maîtres ont en commun un mot d’ordre : chante dans ta voix ; n’imite pas ; ne te trompe pas toi-même.
A sa sagesse personnelle, Pisaroni ajoute la recherche inlassable de la sagesse des autres. Il l’avoue lui-même, les opéras aujourd’hui cèdent au jeunisme : combien il préférerait être plus souvent confronté, dans les productions auxquelles il participe, à de grands anciens. Il fut un temps où l’on trouvait sur la même scène, dans les rôles principaux, des chanteurs qu’une ou deux générations séparaient. Ainsi s’établit la transmission. Faute de cela, Pisaroni la reconstitue à son propre usage.
Tant de discipline n’est pas forcément nécessaire à un chanteur qui, avec cette voix et cette prestance, pourrait se contenter de paraître, et ferait une carrière non moins prestigieuse. A cela la réponse de Luca Pisaroni est imparable : « je le fais pour moi-même ». Dans les distributions hétérogènes qui sont la loi de l’opéra aujourd’hui, dans un monde lyrique qui mélange allègrement les écoles vocales, et souvent les néglige, Pisaroni est différent. On le remarque aussitôt. Jeu intense sans histrionisme, soin extrême du mot même au risque de la scène, contrôle du volume imperturbable malgré les hurleurs : une singularité se manifeste. Une supériorité aussi : qui ne lui fait crédit d’avoir survolé le cast des Noces parisiennes ?
Cet été, il a osé Maometto II (non sans frissons), il sera Méphisto de Gounod, on ne l’entendra plus dans le répertoire baroque (« cela ne développe pas la voix ») mais de plus en plus dans le Rossini serio, et puis dans La Damnation de Faust, Les Contes d’Hoffmann, The Rake’s Progress, Robert le Diable… Tout n’est pas encore programmé, mais le fil rouge est là, et mieux que l’envie : la nécessité. Les grands Verdi viendront plus tard, les Wagner peut-être un jour (ce n’est pas sûr) ; et Golaud. A cela s’ajoutent déjà les « soirées musicales » : récitals de mélodies autour de programmes originaux, approche progressive du monde complexe des lieder par quelques détours (les Schubert en italien !) et sans doute du monde non moins délicat de la mélodie française.
Cette maturation, Luca Pisaroni avoue l’avoir en tête depuis son plus jeune âge. Le temps est venu où il ne subit plus la carrière : il la fabrique. En quelques années, il a conquis une autonomie, une liberté d’action, que beaucoup envieraient. Elles sont la condition même de l’affirmation de son identité d’artiste. Il y a là une fermeté tranquille, un sérieux foncier et conscient, qui frappent beaucoup. Et puis, il y a cette certitude en lui que tout ce travail et toute cette constance sont un dû élémentaire à son talent natif, à ses maîtres, aux grands anciens, à l’art du chant et à la tradition lyrique. Pisaroni chante pour lui-même parce qu’il chante au miroir de tout ce qui l’a précédé. Il chante pour ce qui est plus ancien et plus grand que nous. Son Mozart est pour nous, mais il est d’abord pour Mozart. En art comme en religion, cet appel se nomme vocation : quoi de plus réconfortant et de plus impressionnant ?
par Sylvain Fort